Résidence fiscale des dirigeants de grandes entreprises : un projet de réforme purement symbolique ?

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Patrimoine 15/11/2019

Résidence fiscale des dirigeants de grandes entreprises : un projet de réforme purement symbolique ?

ODDO BHF6 Minutes

On le sait, une majorité de français, et c'est une tradition révolutionnaire, ont toujours manifesté une méfiance, pour ne pas dire une défiance, envers certaines formes de privilèges et en particulier ceux incarnés par le pouvoir, celui des décideurs (qu'ils soient politiques ou économiques), et la richesse au sens large, celle des individus et des entreprises.

Pour répondre à la vindicte populaire et aux inégalités qu'elle dénonce, nos gouvernants réagissent souvent « à chaud » et donnent des gages législatifs en utilisant la fiscalité comme variable d'apaisement social et/ou de coercition.

Au plus fort de la crise des gilets jaunes, qui réclamaient davantage de justice fiscale en ciblant notamment les hauts revenus et l'impôt sur la fortune, le Président Macron avait alors appelé à la solidarité fiscale des plus fortunés et avait demandé un effort financier aux patrons. « Le dirigeant d'une entreprise française doit payer ses impôts en France » avait-t-il expliqué, fort du constat gouvernemental selon lequel certains dirigeants de grandes entreprises françaises, ayant établi leur résidence à l'étranger, ne payaient plus (ou peu) d'impôts en France.

Le scandale médiatique provoqué par l'affaire Carlos Ghosn, dirigeant emblématique qui depuis son installation aux Pays-Bas n'acquittait plus d'impôt en France sur ses revenus de mandataire, n'a fait que conforter le Gouvernement dans cette initiative. Cette dernière a trouvé sa traduction législative dans le Projet de loi de finances pour 2020 (article 3), actuellement en cours de discussion au Parlement, et qui vise à étendre la définition de la résidence fiscale pour certains dirigeants.

Une définition de la résidence fiscale plus extensive pour les dirigeants

L'actuel article 4 B du Code général des impôts considère comme ayant leur domicile fiscal en France les personnes :

- Qui y ont leur foyer ou le lieu de leur principal séjour
- Qui y exercent une activité professionnelle à titre principal
- Qui y ont le centre de leurs intérêts économiques

Le projet consiste à élargir cette définition légale pour certains dirigeants d'entreprises françaises, et plus spécifiquement le critère de l'exercice en France d'une activité professionnelle, en créant un lien d'assimilation entre l'exercice d'une fonction dirigeante en France et la domiciliation fiscale.

Selon le texte du projet, les dirigeants de sociétés dont le siège est situé en France et dont le chiffre d'affaires annuel, qui doit être consolidé (si la société française a des filiales qu'elle contrôle), excède 250 millions d'euros (1 milliard d'euros dans le texte initial), seraient considérés comme exerçant en France leur activité professionnelle à titre principal et donc réputés avoir leur domicile fiscal en France. 

L'entrée en vigueur de cette nouvelle définition serait rétroactive puisqu'elle s'appliquerait à compter de l'imposition des revenus de l'année 2019.

Le nouveau critère introduit par le texte du projet est très large puisque le simple exercice d'un mandat de direction dans une grande entreprise française caractériserait la résidence fiscale en France du dirigeant, même s'il est établi à l'étranger, et le rendrait imposable sur ses revenus mondiaux, et pas seulement sur la base de ses revenus d'activité en France. D'ailleurs le texte ne précise rien quant à la rémunération de cette activité : dans l'absolu, un dirigeant résidant à l'étranger exerçant une fonction non rémunérée dans une société française remplirait le critère de domiciliation. Pire encore, le texte présume que l'activité exercée en France l'est à titre principal alors qu'en pratique le dirigeant concerné peut très bien exercer sa fonction au sein de différents pays et l'activité en France ne représenter qu'une partie accessoire de son activité globale.

La notion de dirigeant est elle-aussi très extensive : outre les fonctions dirigeantes mentionnées par le Code de commerce, qu'elles concernent les sociétés de capitaux ou les sociétés de personne, le texte vise aussi « les autres dirigeants ayant des fonctions analogues ». Cette notion large et floue méritera, on l'espère, d'être précisée lors des débats parlementaires.

La portée théorique de cette définition étendue de la résidence fiscale est donc très large : un ressortissant français ou étranger, résidant de façon factuelle en dehors de France, et ayant une fonction dirigeante dans une entreprise française (réalisant un chiffre d'affaires supérieur à 250 millions d'euros) serait, par le simple exercice de cette fonction exécutive, considéré comme ayant son domicile fiscal en France, nonobstant le fait que cette fonction ne soit pas (ou peu) rémunérée, et indépendamment de son importance et de son lieu d'exercice effectif (c'est ce que précise l'exposé des motifs du projet). Et alors même qu'il n'aurait aucune autre attache, personnelle ou économique, dans notre pays, et que sa fonction dirigeante en France s'avèrerait être accessoire par rapport à ses autres responsabilités professionnelles dans d'autres pays. La France s'arrogerait ainsi un pouvoir d'imposition sur ses revenus mondiaux, voire sur sa fortune mondiale ou sa succession.

Une mesure à la portée réelle limitée...

Cette mesure forte et médiatique recèle cependant une faiblesse : dans l'ordre international son applicabilité serait limitée voire nulle. En effet, elle se heurterait à la définition de la résidence fiscale prévue par les conventions fiscales que le France a signées avec d'autres pays (presque 130, qui concernent l'impôt sur le revenu) et qui ont notamment pour objet de prévenir les conflits de résidence.

Les critères prévus par ces conventions, qui priment sur la norme nationale, sont moins favorables au fisc français puisqu'ils donnent généralement la primauté au centre des intérêts personnels et/ou économiques d'un individu. Dans la plupart des cas, quand le dirigeant sera établi dans un pays conventionné, le nouveau critère de résidence français n'aura que peu de chance de s'appliquer. 

Comble de l'ironie, Carlos Ghosn lui-même, en tant que résident fiscal hollandais, aurait été en dehors du champ d'application de ce dispositif !

Un député de la majorité a toutefois rappelé que « mandat avait été donné par le Parlement au gouvernement de renégocier les conventions bilatérales »... Tâche ardue et laborieuse lorsque l'on sait que le programme de renégociation prendra de nombreuses années, voire utopique car rares sont les Etats qui accepteront de rogner ainsi une partie de leur souveraineté fiscale. 

La véritable portée effective du projet, qui s'éloigne de l'intention première du législateur, concernerait le domaine des droits de mutation à titre gratuit, voire celui de l'impôt sur la fortune immobilière (qui n'est pas toujours visé dans les conventions concernant l'impôt sur le revenu) : un dirigeant non-résident qui ne serait pas affecté par la nouvelle mesure en matière d'imposition de ses revenus pourrait l'être à l'occasion de la transmission de son patrimoine. Les conventions qui couvrent les droits de succession, et qui contiennent aussi des critères de détermination de la résidence fiscale, sont infiniment moins nombreuses. Quant à celles qui s'appliquent aux droits de donation, il n'en existe qu'une dizaine. Un dirigeant résidant dans un pays n'ayant pas conclu une telle convention avec la France verrait ainsi sa situation fiscale analysée sous le seul prisme du droit interne et encourrait le risque de voir sa résidence requalifiée par le fisc français, et sa succession (ou sa donation) être imposée en France, indépendamment du lieu de situation des biens transmis et de l'Etat de résidence de ses héritiers ou donataires.

... et donc symbolique, voire contre-productive

Quel est donc le but recherché par le législateur et quels seraient les effets réels d'une telle disposition ?

Certainement pas un rendement budgétaire étant donné la population cible d'une telle réforme : sur les 1.500 dirigeants identifiés comme potentiellement concernés par cette mesure, la grande majorité sont déjà résidents fiscaux français. 

Probablement pas une efficacité accrue des moyens de lutte contre l'évasion et l'exil fiscal étant donné, on l'a vu, sa portée limitée dans le contexte international. D'autant plus que de nombreuses mesures, y compris pénales, ont déjà été adoptées ces dernières années pour traquer la domiciliation fiscale artificielle et constituent déjà des outils efficaces. Le projet de loi de finances pour 2020 contient d'ailleurs un dispositif de surveillance massive par le fisc des réseaux sociaux et des données mises en ligne par les particuliers afin, notamment, de lutter contre la domiciliation fiscale frauduleuse. 

Au mieux une telle mesure aura une vertu coercitive et dissuasive : de l'aveu même de certains membres du Gouvernement, il s'agit d'en appeler à « la responsabilité sociale des dirigeants » en faisant pression sur « la poignée de patrons qui ne paient pas leurs impôts en France ».

Quant aux effets redoutés de cette mesure, ils pourraient s'avérer contre-productifs et même désastreux : à l'heure du Brexit et de la compétition que se livrent les Etats européens pour offrir un environnement règlementaire, fiscal et financier attractif pour les cadres et mandataires sociaux étrangers ainsi que pour les investissements, le signal envoyé n'est pas des plus heureux. 

Si limiter les potentiels abus de dirigeants de grandes entreprises françaises qui opteraient (ou ont déjà opté) pour l'exil afin de se soustraire à la fiscalité française est en soit un objectif louable, employer la technique de pêche au chalutier fiscal qui ratisse tout plutôt que de cibler de façon plus fine le « mauvais poisson » à attraper, s'avère assez regrettable... et symptomatique d'un Etat qui préfère trop souvent le bâton fiscal à la carotte économique pour dissuader les abus et, in fine, à son détriment.


David Tavernier
Ingénieur Patrimonial
Rédigé le 12 novembre 2019

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